Francisco Varela

Lecture de deux extraits du chapitre 9, "L'Arbre", du roman "Le passé au présent" (2021) d'Anika Mi.
Vidéo en cours de production.

F. V. - 2001.
Francisco Varela (1946 - 2001) est mon maître posthume. Je l'ai croisé, je lui ai parlé, mais je ne l'ai pas à proprement parler "rencontré" de son vivant. Cependant, son oeuvre (que je pourrais qualifier de "bio/neuro-spirituelle") me bouleverse, m'érige et m'illumine. Car, avec elle, je comprends mieux, en tant qu'humaine, ce que nous sommes, et ce dont nous faisons partie.

Par le passé, j'ai pu me montrer très émotionnelle, voire effondrée, à la nouvelle de son décès précoce. Désormais je profite pleinement de sa transmission - pour moi, essentiellement construite à partir de quelques notions-clés (ici rassemblées en très condensé) :

  • la récurrence incontournable de la "voix du milieu", issue de l'école bouddhiste Madhyamika ; et, par là, l'évidence et l'efficience - prodigieuses - des circularités créatrices ;
  • Avec le Dalai Lama.
  • en réponse au "problème difficile" ou "fossé dit d'explicitation" (David Chalmers, 1996), l'incessant tissage médian d'un entre-deux relationnel, "enactif" - au sein même de la co-générativité des sous-parties ; et, en cela, l'émergence continuelle de propriétés collectives nouvelles - tenant lieu d'interface virtuelle, interagissante de manière unitaire et temporaire au sein de son environnement courant (cf. schème des Triades dynamiques, non-duelles) ;
  • une neurophénoménologie ainsi animée par deux flux co-contraints : ascendant (bottom-up) - du corps/cerveau (organisme multicellulaire) à l'esprit (ou "moi virtuel") - et descendant (top-down) - de l'esprit au corps/cerveau ;
  • en fait, ici, la compréhension de l'inter-relation entre 3 instances : (1) l'esprit ou la conscience (mind), c'est-à-dire les états mentaux en 1ère pers., (2) le corps vivant / vécu (Leib - living / lived or animal body), c'est-à-dire le corps animé et subjectivé, avec sa vie intérieure et son point de vue propre, et (3) le corps corps ou vivant autopoïétique (Körper - body), c'est-à-dire les données physiques, objectives, en 3ème pers., étudiées du point de vue théorique et expérimental des sciences naturelles : physique, chimie et (neuro)biologie.
  • avec la possibilité d'un retour expérientiel - notamment du "Leib" - en 2nde pers. (via l'épochè) : à savoir, une capacité d'explicitation précisée dans le cadre d'un dialogue avec un tiers - pour une conscience de plus en plus vivante et raffinée, et une présence progressivement sensorialisée et essentialisée ;
  • de même, la cognition vue comme énaction - au sens où l'antagonisme des deux fondements initiaux se trouve ici éludé : le pole objectiviste, extérieur, de la représentation et celui, subjectiviste, intérieur, de l'autosuggestion ; car ce n’est ni l’objet, ni le sujet qui est "premier", mais bien la relation dynamique - évolutive, incarnée et située - dans laquelle ceux-ci mutuellement se spécifient ;
Pochette du DVD du film "Monte Grande" (2004).
  • selon moi : l'hypothèse d'une complexification des éléments du visible matériel / organique, incorporant toujours davantage une potentialité de formes précisément accordées avec l'Invisible informationnel / subtil. Avec, entre les deux, une poussée / tension / orientation selon un impératif de fabrication du sens ;
  • mais, pour Varela : avant tout un "empirisme transcendantal" ne convoquant rien d'autre que l'expérience elle-même, sans fondement : celle d'une Sunyata (vacuité) radicalement "pleine" au fil du présent spécieux, dans le flux de l'interpersonnalité spontanée ;
  • enfin, par la méditation (ou encore la réduction phénoménologique), la montée en présence/conscience du sujet-expert à propos de sa propre virtualité, le rendant acteur potentiel d'un savoir-faire éthique ;
“Je crois que je n'ai eu qu'une seule question tout au long de ma vie. Pourquoi les soi émergents, les identités virtuelles, surgissent-ils partout pour créer des mondes, que ce soit au niveau du corps/esprit, au niveau cellulaire ou au niveau transorganique ? Ce phénomène est si productif qu'il ne cesse de créer des domaines entièrement nouveaux : la vie, l'esprit et les sociétés. Pourtant, ces entités émergentes reposent sur des processus si incertains, si peu fondés, qu'il existe un paradoxe apparent entre la solidité de ce qui semble apparaître et son absence de fondement. Pour moi, c'est une question clé et éternelle.” ~ F. V. - The emergent self (1995)


Schéma de l'interbeing, selon la recherche varélienne (Anika Mi - 2003).
Cliquer sur l'image.

« La phénoménologie ici revendiquée se caractérise par sa mise en œuvre, sa dimension opératoire. Selon les disciplines convoquées, philosophie, psychologie, sciences cognitives plus généralement, et traditions spirituelles, on a nommé cet acte d'avènement à la conscience : réduction phénoménologique, acte réfléchissant, prise de conscience ou pratique de la présence attentive. »

Les trois composantes, ou phases, de l'épochè sont :

  1. Une suspension : en rupture avec l'attitude dite "naturelle", cette phase est la possibilité même d'un changement dans l'attention que le sujet prête à son propre vécu.
  2. Une conversion ou redirection de l'attention de l'extérieur vers l'intérieur : cette phase est essentiellement perçue comme une levée de contrôle, au sens où l'attitude dite "naturelle" peut exercer une influence hypnotique très difficile à interrompre ; rejoindre ici sa propre intimité - au risque de toucher sa dimension "refoulée".
  3. Un lâcher-prise ou laisser-venir : ultime phase, consistant à passer d'un mouvement encore volontaire de retournement de l'attention, à un mouvement de simple accueil et d'écoute de l'expérience ; ici, l'obstacle principal réside dans la nécessité de traverser un temps de vide et de silence, tout en maintenant une tension entre un acte d'attention soutenue et un non-remplissement immédiat.

[ le site-racine - CNRS 2001 ] http://www.franciscovarela.franzreichle.ch/
[ les films sur la vie et l'oeuvre de F. V. : "Monte Grande" et "Cisco Pancho" ] http://www.franzreichle.ch/
[ le lieu de vie de la pensée varélienne contemporaine ] https://mindandlife-europe.org/
[ la micro-phénoménologie aujourd'hui ] https://fr.microphenomenology.com/
[ les colloques Cerisy - Tribute day "Varela 20/30" ] playlist Youtube (4 vidéos)

Ci-dessous, rassemblés, quelques notes ou éléments de lecture à propos de la vision unique de Francisco Varela.
Des points de conception qui ont jalonné et marqué ma progression dans l'architecture de sa pensée du monde que nous incarnons.

NOTES 1 : Une ressource principale, en hommage au travail de F. V. (par son équipe - 2003)




NOTES 2
:

" Quel Savoir pour l'Ethique ? " Action, sagesse et cognition.

Eds La Découverte / Poche - Sciences humaines et sociales, 1992/96.

[ Fragments choisis du texte de Francisco Varela ]

p 69. Si nous voulons progresser dans notre enquête, nous devons donc examiner plus en détail la nature de la fragmentation du " moi cognitif ". Nous allons voir qu'il s'agit de propriétés émergentes ( ou auto-organisantes ) des mécanismes du cerveau, qui donnent naissance à ce que j'appelle le moi virtuel. Ce type d'analyse n'est apparu que très récemment dans les sciences de la cognition et la pensée occidentale.

CHAP 3 - L'incarnation de la vacuité

Le moi fragmenté et les agents cognitifs

J'aimerais approfondir cette nouvelle conception du sujet cognitif en lui restituant sa dimension appropriée : l'activité cognitive qui a lieu dans cet espace très particulier que nous pouvons appeler les articulations du présent immédiat. C'est en effet le présent immédiat qui est le lieu du concret.

Notre point de départ est le suivant : les cohérences sensori-motrices des micromondes et des micro-identités ( CHAP 1 ) masquent l'émergence de sous-ensembles importants de neurones qui sont provisoirement reliés entre eux dans le cerveau. Ces assemblées de neurones sont à la fois la source et le résultat de l'activité des aires sensorielles et motrices.

( ... ) La formation et l'extinction de l'auto-organisation neuronale sont d'autant plus pertinentes dans les cerveaux importants. ( ... ) Les assemblées neuronales apparaissent dans une mosaïque d'aires locales, ce qui révèle la distribution massivement parallèle propre au cerveau des vertébrés.

( ... ) La formation et l'extinction de l'auto-organisation neuronale sont d'autant plus pertinentes dans les cerveaux importants. ( ... ) Les assemblées neuronales apparaissent dans une mosaïque d'aires locales, ce qui révèle la distribution massivement parallèle propre au cerveau des vertébrés.

( ... ) La dynamique neuronale qui sous-tend une tâche percepto-motrice est donc affaire de réseau, d'un système marqué par une intense coopération bidirectionnelle ( et non pas d'une extraction séquentielle de l'information ). La densité des connexions entre les sous-réseaux implique que chaque neurone actif va fonctionner en tant que constituant d'un ensemble étendu et distribué du cerveau, y compris des régions locales et distantes. ( ... )

( ... ) Il apparaît que ces différents éléments ( perceptifs ) sont des propriétés émergentes de sous-réseaux concurrents, dotés d'une certaine indépendance et même anatomiquement séparés, mais dont la synergie débouche sur un percept ( … ) cohérent.

Cette architecture n'est pas sans rappeler une " société " d'agents ( ... ). Cette multiplicité multidirectionnelle ( ... ) est typique des systèmes complexes. ( ... )

( ... ) Contrairement à ce que l'on pourrait croire du point de vue ( ... ) de notre propre introspection, l'activité cognitive n'est pas un processus ininterrompu : elle est ponctuée par des comportements qui se forment et disparaissent dans des espaces de temps. Cette découverte des neurosciences ( ... ) est fondamentale, car elle nous dispense de postuler une qualité centrale, homonculaire, pour expliquer le comportement normal d'un agent cognitif.

Cette conception de la fragmentation du sujet, compris comme un agent cognitif, a plusieurs conséquences. La question qui m'intéresse peut se formuler ainsi : étant donné qu'il y a des myriades de sous-processus concurrents dans chaque acte cognitif, comment expliquer l'étape de négociation et d'émergence durant laquelle un des nombreux micromondes potentiels l'emporte et constitue un comportement défini ? D'une manière plus imagée : comment comprendre le moment précis de l'être là lorsque quelque chose de concret et de spécifique apparaît ?

Je répondrai que, dans ce moment de vide que constitue la rupture, il se produit une riche dynamique où des sous-identités et des agents concurrents interviennent. Cet échange rapide, invisible à l'introspection, a été récemment mis en lumière dans des études du cerveau.

( On observe que des ) configurations d'activité émergentes surgissent d'un fond d'activité désordonnée ou chaotique par le biais d'oscillations rapides ( ... ) jusqu'à ce que le cortex adopte un schéma électrique global qui dure jusqu'à la fin du comportement ( ... ), puis revienne se fondre dans le fond chaotique. Ce sont donc les oscillations qui permettent de lier sélectivement un ensemble de neurones en un agrégat temporaire qui sera le substrat de la perception ( ... ) à cet instant précis. Vu sous cet angle, ( la perception ) apparaît non pas comme une sorte d'application des caractéristiques extérieures, mais comme une forme créatrice de signification énactive sur la base de l'histoire incarnée de ( l'agent ). Ce qu'il faut retenir, c'est que cette énaction a lieu à la charnière de deux instants comportementaux, grâce aux oscillations rapides entre les populations neuronales capables d'engendrer des configurations cohérentes.

On dispose d'un nombre croissant d'indices sur cette résonance rapide qui relie temporairement des neurones durant un percept. ( ... ) Cette universalité a son importance, car elle indique l'importance du liage de résonance comme mécanisme de l'énaction des couplages sensori-moteurs.

Entre les ruptures, ces oscillations seraient donc le signe d'une coopération et d'une compétition très rapides entre des agents distincts activés par la situation présente, qui luttent entre eux pour imposer différents modes d'interprétation d'un cadre cognitif cohérent et d'une disposition à agir. Cette dynamique rapide intéresse tous les sous-réseaux qui donnent naissance à la disposition à agir dans le moment suivant. Ils n'impliquent pas seulement l'interprétation sensorielle et l'action motrice, mais aussi toute la gamme des attentes cognitives et la tonalité émotionnelle essentielles pour la constitution d'un micromonde. C'est à partir de cette dynamique rapide qu'un ensemble neuronal ( un sous-réseau cognitif ) finit par s'imposer et devenir le mode comportemental du moment cognitif suivant, un micromonde.

( ... ) Autrement dit, lors de la rupture qui précède l'émergence d'un nouveau micromonde, des myriades de possibilités se présentent, jusqu'à ce qu'une seule soit choisie, en fonction des exigences de la situation et de la récurrence de l'histoire. Cette dynamique rapide est le corrélat neuronal de la constitution autonome d'un agent cognitif incarné à un moment donné de sa vie.

Propriétés émergentes et moi virtuel

L'identité du moi cognitif que nous venons d'étudier ressortit donc à une émergence au moyen d'un processus distribué. Les propriétés émergentes d'un réseau d'interneurones méritent d'être étudiées ici plus en détail.

( ... ) conclusion récente ( étonnante !  ) : un grand nombre d'agents élémentaires, dotés de propriétés simples, peuvent être réunis, même de manière aléatoire, pour donner naissance à ce qui apparaîtra de l'extérieur comme un tout intégré et signifiant, et cela sans la nécessité d'une supervision centrale. Nous avons déjà évoqué ce thème à propos de la formation et de la disparition continuelles d'un ensemble neuronal sous-jacent au comportement.

Utilisons une des meilleures illustrations des propriétés émergentes : les colonies d'insectes. ( ... )  : contrairement à ce qui se passe avec le cerveau, nous n'avons aucun mal à admettre deux choses : a) la colonie est composée d'individus ; b) il n'y a pas de centre ou de " moi " localisé. Pourtant l'ensemble se comporte comme un tout unitaire et, vu de l'extérieur, c'est comme si un agent coordinateur était " virtuellement " présent au centre. C'est ce que j'entends lorsque je parle d'un moi dénué de moi ( virtuel )  : une configuration globale et cohérente qui émerge grâce à de simples constituants locaux, qui semble avoir un centre alors qu'il n'y en a aucun, et qui est pourtant essentielle comme niveau d'interaction pour le comportement de l'ensemble.

Ces modèles actuels, formalisations et études de cas des systèmes complexes ( c'est-à-dire les propriétés qui émergent grâce à la coordination d'éléments simples ), sont, à mes yeux, d'une importance capitale pour comprendre les propriétés cognitives.

( ... ) Appliqué au cerveau, notre discours met en évidence le bricolage confus de réseaux et sous-réseaux ( ... ).

( ... ) Il nous reste à expliquer le second aspect du moi : son mode de relation avec l'environnement. La vie quotidienne est nécessairement une vie d'agents en situation, qui trouvent continuellement ce qu'il faut faire face à des activités parallèles continuelles dans leurs différents systèmes percepto-moteurs. Cette redéfinition constante de ce qu'il faut faire n'a rien d'un projet, rangé dans un répertoire de possibilités ; elle dépend fortement de l'imprévu, de l'improvisation, et elle est plus souple que les projets. La contextualité implique qu'une entité cognitive a, par définition, un point de vue. Cela signifie qu'elle n'est pas dans un rapport " objectif " avec son environnement ( ...). Au contraire, le rapport est fonction de la perspective établie par les propriétés de l'agent lui-même, qui émergent continuellement, et du rôle que cette redéfinition permanente joue dans la cohérence du système.

Sur ce point, nous devons établir une distinction nette entre l'environnement(1) et le monde (2), car le mode de couplage est double. (1)D'une part, il est clair que ce corps situé existe grâce aux interactions avec son environnement. Ces interactions ressortissent à des rencontres macrophysiques – transduction sensorielle, force et performance musculaire, lumière et rayonnement, ... (2)Mais d'autre part, le couplage n'est possible que si les rencontres sont envisagées du point de vue du système lui-même. Cela revient, très spécifiquement, à élaborer un surcroît de signification relatif à ce point de vue. Tout ce qui est rencontré doit être évalué d'une manière ou d'une autre – aimer, ne pas aimer, ignorer – et doit provoquer une réponse ou une autre – acceptation, refus, indifférence. Cette évaluation élémentaire est inséparable de la manière dont le couplage rencontre une unité percepto-motrice en fonctionnement, et elle donne naissance à une intention ( je serai tenté de dire " désir " ), cette qualité unique de la cognition vivante.

En d'autres termes, la nature de l'environnement d'un moi cognitif acquiert un statut singulier : c'est ce qui se prête à un surcroît de signification. Comme l'improvisation dans le jazz, l'environnement fournit l'excuse de la " musique " neuronale du point de vue du système cognitif en question. En même temps, l'organisme ne peut pas vivre sans ce couplage permanent et les régularités qui émergent continuellement ; sans la possibilité de l'activité couplée, le système ne deviendrait qu'un fantôme solipsiste.

( ... ) C'est grâce à la clôture du système nerveux qu'un tel synthétiseur de régularités obtient que n'importe quel dispositif élémentaire constitue un environnement suffisant pour faire surgir un monde irrésistible.

( ... ) Lorsque l'on aborde la perception de ce point de vue de l'autocontextualisation, il n'y a pas de lieu où la perception pourrait fournir une représentation du monde au sens traditionnel. ( ... ) Le monde apparaît grâce à l'énaction des régularités percepto-motrices.

( ... ) Lorsque l'on aborde la synthèse du comportement intelligent de cette manière progressive, avec une adhésion stricte à la variabilité sensori-motrice d'un agent, c'en est fini du monde en tant que source d'information à représenter. ( ... ) Cette abstraction méconnaît l'essence de l'intelligence cognitive, qui réside uniquement dans son incarnation. ( ... ) Le moi cognitif est sa propre implémentation : son histoire et son action sont d'un seul bloc. L'autonomie  du moi cognitif apparaît pleinement.

( ... ) En conclusion, le " moi cognitif " :

  1. Identifié comme " un corps " situé dans le temps et l'espace grâce à la clôture opérationnelle du réseau d'inter-neurones. Cette activité se manifeste sous la forme de nombreux sous-réseaux, qui fonctionnent en parallèle et sont entrelacés en bricolages complexes, donnant continuellement naissance à des schémas cohérents qui se traduisent en comportements.
  2. Cette dynamique parallèle, émergente et distribuée, est inséparable de la constitution d'un monde, qui n'est rien d'autre que le surcroît de signification et d'intention véhiculé par le comportement contextualisé. Si les liens avec l'environnement physique sont inévitables, l'unicité du moi cognitif est cette constante genèse de signification. Ou bien, pour inverser les termes, l'unicité du moi cognitif est ce manque inhérent de signification qui doit être comblé face aux perturbations et aux ruptures incessantes de la vie percepto-motrice ( ... ). La cognition est l'action sur ce qui manque, en comblant la lacune du point de vue du moi cognitif.

Le moi en tant que " personne virtuelle "

Ces idées sur le " soi dépourvu de soi " peuvent nous séduire ... (...). Le problème, c'est qu'il semble que nous soyons très différents de cela : nous sommes très structurés, centrés, orientés vers le monde. C'est pourquoi nous nous sentons obligés de projeter un centre ou un agent central, qu'il s'agisse d'une entités homonculaire comme l'âme, ou d'une notion plus vague du " moi en tant que processus ".

A mon avis, ce qu'il y a de vraiment nouveau dans notre nouvelle et encore fragmentaire compréhension des propriétés émergentes dans les processus de réseaux distribués, c'est précisément le fait que ce sont des métaphores puissantes ( ... ) de ce qu'est un " soi sans soi " ( a selfless self ) : un tout cohérent qu'on ne saurait découvrir, mais qui peut pourtant constituer une occasion de couplage / ( et par conséquent ) d'activité coordonnée des ensembles neuronaux.

( ... ) La nouveauté, c'est que le paradoxe apparent réside dans un mouvement bi-directionnel entre des niveaux : " vers le haut " en tant que propriétés qui émergent des éléments constitutifs, " vers le bas " en tant que contraintes sur les interactions locales dues à la cohérence globale. Le résultat ( et la résolution du paradoxe ) est un soi non-substantiel qui néanmoins agit " comme s'il était présent ", comme une " interface virtuelle ".

On peut dire que ce que nous appelons " je " / " soi ", nous-mêmes, naît des capacités linguistiques récursives de l'homme et de sa capacité unique d'autodescription et de narration. ( ... ) Nous pouvons concevoir notre sentiment d'un " je "/ " soi " personnel comme le récit interprétatif continuel de certains aspects des activités parallèles de notre vie quotidienne.

( ... ) le " je " sans moi [ " soi " sans soi ] est une passerelle entre le corps physique commun à tous les êtres dotés d'un système nerveux et la dynamique sociale où vivent les être humains. " Moi " n'est pas privé ou public, mais privé et public. ( ... ) D'un point de vue purement fonctionnaliste, on peut dire que " je " existe pour l'interaction avec autrui, pour créer la vie sociale. De ces articulations dérivent les propriétés émergentes de la vie sociale dont les " je " dépourvus de moi sont les constituants élémentaires.

( ... ) Chose intéressante, même si nous acceptons une réinterprétation du moi en tant que virtuel – grâce à la clôture linguistique et aux propriétés émergentes distribuées –, notre tendance naturelle dans la vie quotidienne est de continuer comme si de rien n'était. C'est vraiment la preuve que le processus d'autoconstitution est si profondément enraciné qu'il ne suffit pas d'avoir une analyse convaincante pour découvrir sa véritable nature. C'est un instinct puissant de la constitution de l'identité. Explorer sa sunya, sa nature virtuelle ( cf. traditions d'enseignement bouddhique ), est essentiellement affaire d'apprentissage et de transformation continuelle.

CHAP 4 - La pragmatique du moi virtuel

La proposition

Nous pouvons maintenant rassembler les deux fils conducteurs que j'ai tissés afin de saisir la nature de la vacuité du moi et son importance en ce qui concerne le savoir-faire éthique :

  1. du point de vue des sciences de la cognition : la vacuité, la virtualité du moi qui surgit dans le faire-face immédiat continuel ;
  2. du point de vue des traditions d'enseignement: le caractère progressif du savoir-faire éthique fondé sur la prise de conscience permanente de ce moi " vide " dans la vie et les actions quotidiennes.

Ces deux fils sont indissociables et ils donnent ici substance au postulat qui est au centre de ma thèse dans ce livre : le savoir-faire éthique est la prise de conscience progressive et directe de la virtualité du moi.

( ... ) la pragmatique de cet apprentissage constitue l'essence de l'apprentissage éthique. Le processus est certes difficile, mais toutes ces traditions accordent une place centrale à la pratique et à son caractère graduel, illimité.

NOTES 3
: L’entre-deux “relationnel” est SUNYA

[ extrait de la synthèse des idées de l'essai "HUMA" : partie VI ]

A propos du chapitre : "Pour une phénoménologie de la Sunyata (I)".

Extrait du livre : "Le Cercle Créateur" - écrits de Francisco Varela, 1976-2001 (Collection "La Couleur des Idées" - Eds Seuil, 2017).

Et si nous nous lancions dans une radicalité plus exigeante encore—voire impossible à soutenir... plus d’un moment de présence.

Nous avons exposé “l’Arbre” dans son systématisme symétrique, selon ses résonances propres en écho-relationnel. Maintenant, décidons, ou essayons, de le vivre dans notre expérience—et par là-même de revenir à “nous”, et à l’éprouvé qu’on en a.

Car Francisco Varela nous emmène dans une perception plus fine encore de la nature de “l’être au monde” : l’introuvabilité du “moi” se couple à celle de “l’autre”, et à celle du “monde” en général ; ... l’introuvabilité touche jusqu’à “l’introuvabilité” elle-même.

Comment en arrive-t-on “là” ? A cette évidence radicale de la “vacuité”, ou encore du “sans-fondement” —entendus comme un jeu permanent d’inter-relations, sans origine pré-donnée, ni finalité pré-connue —entendus comme une mise-en-scène dynamique rigoureusement “karmique”.

Par la pratique—de Samatha (la méditation de Pleine Présence).

1) “Moi” (sur le coussin) :

22 ans de pratique de Samatha me permettent de saisir ce dont il est question ici. Pourquoi ? Parce que c’est mon expérience : celle de l’espace—ou de l’ouverture, qui se forme entre Moi (l’expérience) et moi (les apparences). Je médite, et que se passe-t-il ? Ma pensée ne se pose plus sur rien en particulier, alors même que tout la traverse ! Alors même que les images se suivent, s’enchaînent avec ou sans lien(s) : que les images se percutent dans un jeu de construction cristal, ou bien s’amollissent dans un drôle de film liquide. Excitation ou torpeur ; cacophonie ou anéantissement ; j’ai le choix d’une autre voie : “je me vois” —au sens où j’ai conscience d’être consciente... et ce, au moment-même où je laisse “passer le film” dans ma chambre obscure personnelle —celle “muette” extérieurement et que personne ne voit.

“Je” ! Mais “je” n’existe pas, puisqu’en nul instant, je ne le saisis fixement. Puisqu’il change tout le temps, mouvant dans l’impénétrabilité de mes champs inconscients (eux-aussi si peu “stables”). Pourtant, pourtant, à force de pratique, s’installe en moi un “fond” très étonnant—capable de tout accueillir... sans filtrer, ni juger, ni retenir, ni attacher, ni affecter. Mais, si dans les apparences, je bouge, et si le monde (autrui) bouge aussi avec moi, qu’en est-il du “fond” naissant à ma présence ? Ce fond incarné, c’est mon corps respirant que “je deviens” en interne —non pas mentalement reliée à lui, non, mais absorbée dans un espace et une temporalité où mon corps et mon esprit s’épousent parfaitement. Alors seulement, je fais expérience —dans la (non)consistance propre au phénomène du corps vécu : le Leib, lui-même ancré dans le Körper—corps physique, et comme traçant un pont entre mon organicité cellulaire—matérielle, et mon activité mentale—informationnelle.

Creuse et pleine à la fois—comme Sunyata. Dans l’ouverture au moment suivant—qui peut être fait d’évènements quels qu’ils soient.

Et ma Baby Prajna (ou Prajna naissante) —mon mode connaissant, observe cela : son examen introspectif me fait réaliser, avec vertige déjà, que quelque chose est là (peut-être) précisément quand rien n’est là. Mes contenus mentaux disparates (ce “rien”) se trouvent comme contenus et unifiés dans un flux de conscience plus profond, original et unique (ce peut-être “quelque chose”).

Mon devenir conscient de “cela” donne jour alors à un nouveau “vécu” (Erlebnis) —avec une texture de remplissement autant que de fluidité, de plénitude en même temps que de dépeuplement : juste l’espace-temps de “là”, juste là et maintenant—où tout bouge justement. “Je” me situe autant dans “moi” que dans ce qui se trouve autour de moi : il y a extension de ma présence, alors que ma tonalité affective, elle, “respire”—fraîche, elle découvre ; neutre, elle enveloppe ; détendue, elle ose : il y a “délivrance existentielle”, nous dit Francisco Varela. L’expérience possède un horizon “ouvert” !

2) “L’autre”, le monde et les phénomènes :

De cette conscience, une intuition plus stable s’installe en moi—au sein de tout ce qui m’est le plus quotidien. Et si, dans mon mode d’être et d’agir, je me trouve encore sur le chemin d’une “spatialité alerte” (comme dans Vipassana), à ce stade, je sais néanmoins déjà que Sunyata est aussi présente dans tous les phénomènes (et qu’il faut vivre “bien” avec cela !).

Car l’une des intuitions les plus révolutionnaires du Bouddha est :

  • que tout ce qui se manifeste le fait au sein d’un réseau de causes et de conditions procédant d’autres évènements et qu’il y a toujours un évènement originaire co-dépendant ;
  • qu’il n’y a pas un évènement qui ne soit doté d’une temporalité finie au terme de laquelle il disparaît, qui ne soit affecté par d’autres évènements et qui ne puisse être rapporté à des états et à des conditions antérieurs du monde qui permettent sa manifestation.

Le point auquel il s’agit de parvenir dans la pratique consiste à accéder à cette évidence que notre propre soi doit aussi être inclus dans le réseau de causalité qu’un examen du monde a pu nous manifester, et donc à une vision de l’être étendu comme une suite indéfinie de liens et de conditions sans bord, ni fin. Le champ de l’interdépendance causale n’a aucune origine simple, ni aucun point de référence. Le monde, dépourvu d’identité, est Sunya.

Je pratique alors ce sentiment d’impermanence au sein de l’intersubjectivité elle-même —sans cesse renouvelée. Tout “se meut”.

3) Le soubassement-même de “tout ça” :

Progressivement, j’approfondis toujours davantage cette conversion à l’introuvabilité, et l’applique cette fois à l’expérience elle-même —ce “fond spacieux” qui embrasse la totalité des apparences, sans que ne s’opère plus de distinction de principe entre l’intérieur et l’extérieur. Car l’analyse de fond de l’expérience n’est pas, en soi, située en dehors du fait d’en faire l’expérience, et se trouve ainsi soumise aux limites mêmes qu’elle rencontre.

Ainsi, le fond pré-personnel de ma conscience (alaya) est-il, lui aussi, “anonyme” : au sens d’être une structure complexe émergente—à partir des composants que sont les apparences changeantes de mon expérience :

Former une “identité” (l’expérience) qui soit auto-apparaissante et auto-constituante, et en même temps inséparable d’un monde d’apparences, est un paradoxe redoutable. On trouve une élucidation à ce paradoxe apparent dans la notion de structure complexe ou émergente, d’auto-organisation ou de causalité non-linéaire —où un réseau de composants liés entre eux de façon active peut donner le jour à une identité d’un ordre supérieur, qui s’avère distincte, à titre de niveau d’apparaître, de ses composants, et n’est pourtant pas séparable d’eux.

On a alors un mode d’identité qui possède un niveau où l’accord collectif entre les composants rend possible une identité transitoire qui permet une interaction avec d’autres évènements. Une émergence en rien localisée ou encore résiduelle, car seul le rassemblement des composants permet à l’identité de naître.

Aussi ces structures émergentes possèdent-elles un mode particulier d’identité : un mixe d’existence (comme interaction) et d’inexistence (comme substance).

Les “tendances habituelles” sont des différenciations conditionnées, et il en va de même de leur “source” fondamentale. Le fond de l’expérience se situe également au-delà de la dualité de l’existence et de la non-existence et est marqué du sceau de Sunya. Le mode d’apparaître d’alaya change sans cesse —instable et dépendant du bourdonnement d’un réseau de causalité à la base de sa manifestation.

4) “La relation” —un empirisme transcendantal :

Il sera question ici de phénoménologie et d’ontologie, liées à l’émergence expérientielle —qui est “relationnelle” (entre le corps et l’esprit et en enaction avec l’environnement).

Sunya, fondamentalement —dans son mouvement ascendant et descendant, est “relation” (entre des niveaux).

Nous venons juste de voir que, radicalement, Sunya implique des structures complexes émergentes—dont les “composants de base” coopèrent pour former une “identité” d’un ordre supérieur—existante comme actrice-de-l’interaction, mais inexistante comme substance-propre. Il y a donc “relation” entre des composants—qui a eu tous font émergence au sein de l’apparition ou de la constitution d’une identité différente et supérieure. On reconnaît alors les interactions ascendantes (upward ou bottom-up) qui, depuis les composants, modélisent la qualité de cette identité ; et les interactions descendantes (downward ou top-down) qui, depuis l’identité, affectent les composants —comme en effet feed-back. Toute relation à un même niveau d’interaction phénoménologique donne naissance à une identité d’un niveau supérieur—dans une expression d’un autre ordre (graduellement de plus en plus ontologique). C’est là que réside le fossé d’explicitation (ou explanatory gap) : celui, par exemple, liant, dans les deux sens, les réseaux organiques de la matière neuronale émergente à la production même de la pensée. C’est dans cet espace, lui aussi fait de “relations” bilatérales, que réside “la vacuité” —Sunyata.

Dans le cas de l’expérience, que nous avons précédemment approché, le flux des apparences—qui interagissent entre elles, conduit au flux de fond de l’alaya émergent. Les apparences appartiennent à l’univers phénoménologique changeant ; tandis que l’alaya émergent se rapproche de l’ontologie invariante. Quand on couple la co-existence ou même la co-dépendance des deux (la relation entre les deux donc), on obtient, philosophiquement et spirituellement, une pragmatique touchant l’Essence, ou un empirisme mu en Transcendance.

  • Au sein de l’Arbre, la “relation” entre la matière et l’information (le réel et le Possible) est précisément de cet ordre. L’espace clivant entre les deux exprimant non seulement leur différence apparente de nature, mais aussi l’émergence auto-organisée de l’une (la matière) concomitante avec la manifestation de l’autre (l’Information)—et inversement (dans les deux sens—avec une prévalence de l’Information sur la matière).
  • Au sein de l’Arbre, l’actuel—qui fait pointer l’évènement au coeur de la substance de l’axe réel-possible, synchronise une série de micro-temporalités subjectives “apparentes” en “un fond expérientiel” émergent dans la nouvelle dimension du virtuel (le virtuel rétro-agissant sur l’éprouvé des différentes micro-temporalités, potentiellement diversement ré-incarnées, et donc, sur la nature même de l’expérience vécue).
Nous nous trouvons ici, et ce, de façon récurrente, face à deux niveaux d’existentialité —lesquels s’épousent et se font naître mutuellement :
  • une réalité de composants “de base” : organiques pour la matière, expérientiels pour la temporalité ; dont, respectivement, l’organisation et la synchronisation font émergence en réalités d’un ordre second (supérieur au premier) : informationnelle pour la matière, chaosmique pour la temporalité (avec rétro-effet de l’une à l’autre) ;
  • une “nouvelle” réalité —émergente (interagissante, mais non-substantielle en elle-même) : l’information—co-existante avec l’amorisation croissante de la matière ; le chaosmos—co-dépendant d’une strate temporelle en permanence re-synchronisée dans l’expérience vécue, en vue d’un approfondissement de la nature du sens devenu “incarné” ;

La première des réalités dédoublées est empirique ; la seconde transcendantale. Les deux se co-déterminent au sein de leur duo propre en une inséparabilité non-duelle —et remplissante (plus qu’évidante) : celle de Sunya. Ces “relations”—fondamentales au coeur de la description faite par l’Arbre, sont Sunya.

Anika Mi (3-18 mai ‘19)

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